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vendredi 20 janvier 2012

Le "Coup de dés" de Mallarmé : chorégraphie et typographie

Deux versions peuvent restituer le lien évident, frappant, bien que difficile à expliciter, qui existe entre  le Coup de dés et la danse, à tel point qu’un critique a pu affirmer : « Le vrai texte de Mallarmé sur la danse est Un Coup de dés  .
Les deux explications, bien entendu, ne sont pas antithétiques et se complètent.

La première est une explication « classique » .

Le sujet, le « thème » du Coup de dés est le même que celui d’un autre texte de Mallarmé, jamais achevé et élaboré une vingtaine d’années auparavant : Igitur , ou la folie d’Ebenon, qui peut être vu comme la première version, prosaïque, du Coup de dés. En effet, dans Igitur, qui est une fable philosophique,  il est question d’un personnage qui doit abolir le hasard. Sous la forme fictionnelle par excellence, le conte fantastique, Mallarmé pose l’enjeu typographique du Coup de dés : dans la comparaison des deux oeuvres, on observe l’évolution du temps du récit  en espace poétique, dans une  logique qui préfère la simultanéité visuelle à la succession du récit. 
Comme l’écrit Deirdre Priddin, historienne de la danse :   ‘Like Coup de dés, ballet is duration visually disposed –the dream of a visual poet ”. Cette préoccupation de l’espace exprime le souhait d’une maîtrise absolue, non seulement du « contenu » de l’écriture, mais de tout ce qui , habituellement , ne soucie pas l’écrivain : la mise en page, les caractères : « Chance must be eliminated not only from the phrase but from the whole visual entity of the page » , explique la même critique, qui ajoute : « Only the classical dance, with its geometrcal attitudes, its linear construction, its fixed formalized steps which eliminate all chance movement, can answer to this purely intellectual and absolute function ”.

La danse du ballet blanc est avant tout un idéal d’agencement. Dès 1912, Thibaudet avance l’idée d’une lecture du poème comme « ballet », avec une hiérarchie des groupes de mots (capitales, italiques) est calquée sur celle d’un corps de ballet .

Ensuite, une seconde perspective, plus axée sur l’idée d’un moment unique et de la possibilité d’une éclosion, met l’accent sur l’arbitraire apparent et la dimension symbolique.  Mallarmé établit dans un texte des Divagations la parenté entre l’écriture chorégraphique et la typographie, perçue comme une écriture stellaire : il souligne que la seconde, noire sur blanche, est l’inverse de la première, blanche sur fond sombre : « Tu remarqueras, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul ainsi l’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc  ».
L’astronomie fait donc le lien entre la danse et l’écriture conçue comme art de disposition de caractères sur une page et non comme faculté de coucher des phrases et des mots sur du papier.  Le Coup de dés peut être lu comme une tentative de mettre cette concordance en application .Comme l’écrit le critique Guy Ducrey,  « disposer l’écriture comme le corps de ballet sur scène, ménager dans la page, par des blancheurs savamment calculées, le silence chorégraphique, élever le livre lui-même à la hauteur des espaces sidéraux et muets, dont la danse n’est jamais que la figure terrestre  ».

« Rien n’aura lieu que le lieu, excepté peut-être une constellation  » : cette prédiction  qui se révèle peu à peu à la lecture du Coup de dés évoque fortement la danse et l’article « Ballets » de Mallarmé.

Rien de proprement narré n’advient dans la danse "pure",  il ne faut donc pas y chercher autre chose que ce que l’on a sous les yeux dans l’instant. Mais tout peut y advenir, «  une constellation » qui peut tout à coup devenir signifiante dans l’arbitraire apparent du signe.

Le Coup de dés pratique la syntaxe et la grammaire d’une manière chorégraphique : il s’agit d’assembler des signes en entités significatives et indépendantes, et de construire différentes unités, qui se meuvent, partiellement indépendantes. Ces unités sont autant des réseaux de sens que des figures, et peuvent être lues, ou plutôt regardées de deux manières, un peu comme les jeux d’optique : en regardant le blanc de l’espace ou le texte imprimé.

La constellation est donc le résultat  du déploiement de ces unités sur l’espace de la scène, moment fugace, qui ne se reproduit pas. Ainsi en est-il du jet des dés, toujours différent et recommencé. Le terme « Ballet » selon l’enquête étymologique et lexicologique d’un critique  , serait issu en effet du grec, « ballein », qui signifie « jeter, lancer ».


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